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Le baiser de Judas.

Je ne cherchais pas particulièrement le sommeil, à vrai dire. Cette idée me tarabustait cependant, obscure, et je cherchais à en saisir le sens en relisant pour la deuxième fois la page 39 de mon livre, la tournant, cette idée et la retournant, cette page, dans tous les sens, comme un écheveau, cette proposition qui m'apparaissait fort constructive pour ma thèse, je fais une thèse sur la défense spéculative, un sujet difficile, sur le fil. De la rhétorique. Je sais très bien que ce n'est pas le genre de livres à lire au lit, pas d'essais avant d'aller dormir, ce n'est pas recommandé, jamais de réflexions, c'est le meilleur moyen de ne pas trouver le sommeil, insomnie garantie. On m'a toujours dit qu'il vaut mieux lire un conte, une nouvelle (avec une bonne chute, rien de telle me disait encore hier Guillaume, un ami suisse, ou bien un récit d'aventure, relire l'Île au trésor, Don Quichotte, un livre à rebondissements, mais sans frayeur, sinon adieu le sommeil, je ne sais pas moi, Sterne, Tristram Shandy, voilà sans doute l'oeuvre parfaite avec ses digressions incessantes, un livre dont le début n'en finit pas, un livre qu'on ne voudrait jamais finir, ou les contes des mille et une nuits, pour ne parler que des classiques, Ah ça non ! pas avant de se coucher, rien de pire pour s'endormir ! surtout quand on a justement l'intention de dormir, et que l'on a sous les draps, à ses côtés, et quand je dis à ses côtés c'est un euphémisme, collé contre soi, une main posée sur sa jambe gauche qui glisse imperceptiblement plus bas, toujours plus bas, qui s'attarde sur ma cuisse, non, non, non, trois fois non, je me tourne, je recommence pour la troisième fois la lecture de cette fichue phrase, particulièrement ardue, (et mal fichue, on peut le dire, alambiquée), Sa main vient de s'immobiliser, ma phrase reste en suspens, inacgevée, je la regarde, elle continue de lire comme si de rien n'était, tenant son livre d'une main, vraiment je ne sais pas comment elle peut aimer lire ainsi au lit. Sur les toits, la chaleur était comme un mur dans lequel on était tout de suite bâti à la chaux vive. Il fallait partir d'ici le plus vite possible.
Tous mes conseils de lecture ont donc été vains, je déteste lire au lit, pour moi ce n'est pas lire, et ce n'est pas se mettre au lit que tenter, allongé, de tenir à bout de bras, et encore généralement un seul des deux bras sert, le droit le plus souvent, le plus musclé, l'autre étant bien caché sous les couvertures, car le soir nous éteignons le chauffage dans la chambre (chéri, tu as pensé à baisser le chauffage ? oui, mon amour ! A combien l'as-tu mis ? A seize mon amour ! Merci chéri...) et très vite la pièce se transforme en glacière, je ne pense plus qu'à une chose, me glisser sous mes draps remonter très haut la couette et me pelotonner en chien de fusil (Pièce coudée de certaines armes à feu qui portait le silex et de nos jours guide le percuteur. Chien d'un fusil de chasse. - Par anal. Être couché en chien de fusil : les genoux ramenés sur le corps), mais elle s'est ainsi qu'elle préfère lire. A dix-heure vingt au lit, avec un livre. J'ai bien essayé de lire L'Être et le néant, pour ma thèse toujours, mais d'une main que voulez-vous, autant se masturber, et puis même s'il manque une page au livre (sacré farceur ce Jean-Paul !) quand à bout de force vous lâchez le morceau, cette somme, (à juste titre appelée ainsi puisque vous vous endormez), c'est le nez qui prend tout.
Je reste donc parfois des heures à attendre qu'elle ait finie ce chapitre si palpitant, Il était inutile de se faire du mauvais sang pour la sagesse. Un peu de vague à l'âme est encore ce qu'il y a de meilleur dans les moments critiques, quoi qu'on en dise... plus que quelques pages, je te promets, La raison et la logique, c'est bon pour les temps ordinaires, je ne peux pas abandonner-là ma lecture, rends-toi compte il est encore sur le toît, cela fait plus de cinquante pages qu'il vit là-haut pour échapper aux carabiniers, à fixer bêtement les anfractuosités du plafond, je sais c'est une phrase toute faîte, il n'y a pas plus d'anfractuosités au plafond qu'il n'y a de chauffage dans la pièce, en fait il n'y a rien de particulier à regarder au plafond alors je m'amuse à fixer longuement le spot qui se trouve accroché au beau milieu, parfois des heures durant (mais oui, cela peut durer des heures, un soir elle a même lu Swann en entier, Longtemps je me suis couché de bonne heure, tu parles !), puis je ferme brusquement les yeux, je m'imagine des mouches multicolores, virevoltant en silence, d'éphémères pensées.
Sur ma rétine la tache s'agrandit à mesure que je ferme ou que j'ouvre plus ou moins longtemps les yeux, je plisse légèrement les yeux pour faire passer le fond du vert à l'orange, dégradé mirifique qui me permet de patienter, de rêvasser avant de rêver, avant de sombrer dans ce sommeil tant attendu. Mais pourquoi des mouches me direz-vous ? Peut-être le huis clos ? J'aurais pu dire des étoiles, c'est juste, allons des étoiles, c'est d'accord, puisque vous semblez y tenir, disons des étoiles, que je compte (mentalement bien sûr, si je profère la moindre parole j'entends illico un petit grognement rauque d'hélico sortir derrière mon dos) pour m'endormir. Une mouch..., pardon, une étoile, deux étoiles, trois étoiles... Grand luxe !...
Soudain sans prévenir elle a lâché son livre par terre, elle s'est tournée vers moi en défaisant tous les draps une fois encore, elle sait pourtant que j'ai horreur de ça, combien de fois nous sommes-nous chamailler à ce sujet, ne tire-pas les draps comme çà, rends-moi ma couverture, ce n'est pas ta couverture, c'est NOTRE lit ! j'en passe et des plus fastidieuses, mais cela finissait toujours par s'arranger, constat à l'amiable, reconciliation sur l'oreiller, (sous la couverture pour être plus exact car pour tout dire ma femme (nous sommes mariés, c'est un détail que j'ai omis de préciser, mais qui a son importance comme nous le verrons par la suite) aime se glisser sous les draps (elle n'est pas très grande, ni très épaisse du reste, ce qui facilite la chose) pour venir me mordre, lêcher, caresser, sucer, griffer, elle ne respecte pas toujours cet ordre-là cependant).
Mon compte était bon, et je commençais à peine à ressentir la douce sensation de lourdeur qui envahissait lentement mes membres comme le délicieux présage, d'un enlèvement en douceur, d'un sommeil mérité, mes yeux se faisaient lourds, je bâillais à en gober les mouches, enfin les étoiles (filons la métaphore et bonne nuit !...) mais non la voilà qui se réveille tout à coup, un sursaut inattendu de ses sens en émoi, je réfléchis à la va-vite, sortant momentanément de la douce torpeur du sommeil pour trouver une riposte honorable à ces attaques de plus en plus précises, (ne croyez pas que je sois timoré, ce n'est pas ça du tout, ni rabat-joie du reste, ni peine-à-jouir, timide ou frustré, non, rien de tout cela, mais personnellement en matière de sexe je suis plutôt du matin pour tout vous dire, elle est du soir vous l'avez compris, bref le plus souvent nous faisons donc l'amour l'après-midi, mais depuis une semaine c'est pareil, tous les soirs elle remêt ça, elle sait pourtant qu'en ce moment avec ma thèse je n'ai pas vraiment la tête à ça), mais la lutte devenait inégale, je ne savais pas quoi inventer, pas la présence d'esprit suffisante pour me sortir de ce mauvais pas, le mal à la tête : éculé, trop subit, quoi dire alors ? pour ne pas la blesser, Aïe ! mais tu me fais mal, elle n'entend rien, ne veut rien entendre, continue son ouvrage, lente progression, lancinante, je n'ai pas envie, voilà la vérité, trouver la formule qui fait vrai (c'est vrai, je sais, mais encore faut-il que cela fasse vrai : tu sais chérie, ce soir, enfin, tu vois, je n'ai pas trop envie. Envie, le mot la fait remonter à la surface, elle approche son visage du mien, qu'est-ce que tu dis ? Je suis un peu fatigué. Tu as sommeil ? Oui, sauvé. Elle se remet sur le dos, les yeux rivés sur le plafond, silence des deux côtés.
Il faudrait que je dise quelque chose, un mot doux, une prochaine fois, demain mon amour, oh oui demain ! tu verras, Ah tu verras, tu verras ! Mais non je reste immobile les yeux à demi-clos, muet. Silence pesant.
Et puis tout à coup elle me lance : tu as vu la fente dans le plafond ? Une fente, où ? Je ne pense qu'à dormir. Eteindre la lumière, fermer les yeux et dormir. Là, dans le coin à gauche. Je fais semblant de regarder. Ce n'est pas plutôt le fil d'une toile d'araignée ? Je tombe dans le piège, quel idiot ! enfantin pourtant. Dis tout de suite que le ménage n'est pas à la hauteur, puisque je te dis que c'est une fente, vraiment c'est incroyable ! Tu ne me crois jamais. C'est un vieil appartement, tu le sais bien pourtant, et moi non, j'argumente, tout ce qu'il ne faut pas faire. Ah ça tu l'as dit ! C'est devenu invivable, et cet odeur de moisi qui nous envahi, quand on entre c'est à peine supportable, çà et l'odeur de cigarette, je ne sais pas comment tu fais ? Bien sûr, c'était prévisible. Elle ne fume pas, inutile de le préciser, et l'odeur de moisi, c'est autant dû au fait que l'appartement est mal isolé, nous habitons un vieil immeuble, qu'à tous les dossiers que j'amasse pour ma thèse. La flèche est indirecte mais elle touche sa cible. Imparable. En plein coeur. Que dire ? Nous verrons demain, veux-tu. Toujours demain ! Tout un poème ! Comme quoi on retombe toujours sur ses pieds.
A partir de là çà dépasse l'imagination, c'est la surrenchère. Les mots dépassent nos pensées, dans mon cas ce n'est pas très difficile, ses cris pourtant devraient me réveiller, mais le sommeil est plus fort, trop d'étoiles ce soir, et les coups qu'elle m'assène m'en font en voir de toutes les couleurs, j'ai l'impression d'être un pauvre personnage de bande dessinée, ses coups font mouche à chaque fois, je me sens chaos. L'image me plaît.
Quand je trouve la force de lui dire enfin quelque chose, un mot entre deux de ses réprimandes, (je ne vous en dresse pas la liste, d'abord parce que lorsqu'elle est énervée ma femme dit des mots qui dépassent vraiment sa pensée, des mots dont elle regretterait me voir ici me faire l'écho, et puis j'ai ma fierté, non mais des fois), je ne me rends pas compte mais c'est trop tard le mot est lancé, bombe à retardement, je réponds à côté, une question qu'elle m'a posée il y a quelques minutes déjà, je lui parle de la fente qu'elle a vu dans le plafond, et ce n'est pas de celle-là dont il est question.
Je sens la gaffe. L'explosion imminente. C'est fait. Elle se lève précipitamment, je suis bon pour refaire le lit ce soir, elle s'habille en quatrième vitesse, j'ai à peine le temps de me relever en remontant les draps sur ma poitrine comme on le voit faire généralement dans les films, (les femmes généralement) pudeur oblige, je la vois disparaître, une porte claque (la chambre, puisque c'est comme ça), puis une seconde (la salle à manger, je reviendrais quand tu seras décidé), une troisième (le hall, à assumer ton rôle de), et la porte d'entrée. PAM ! On dirait un jeu, une charade. Assumer mon rôle... L'appartement se trouve brusquement plongé dans un silence inouï. Je me laisse retomber en arrière. La tête sur mon oreiller. Je ferme les yeux un instant. Abasourdi. On n'entend décidément pas une mouche voler. Non, vraiment ce n'est pas le moment de faire de l'esprit, me dis-je. L'heure est grave.
Il faudrait que je me lève et que je cherche à la rattrapper. Mais avant que je comprenne ce qui s'est réellement passé, la gravité de ce qu'il y a tout lieu d'appeler une scène de ménage, une poignée de minutes s'est écoulée, suffisante pour qu'à moitié nu je trouve la cage d'escalier déserte, désespérement silencieuse. Ma femme m'a quittée.

Je rentre chez moi, je ferme la porte avec lenteur. J'ai froid. Des frissons me parcourent le corps. Je vais dans la salle de bain et passe un vieux peignoir. Je reviens dans la salle à manger et je m'asseois sur le fauteuil. J'allume une cigarette pour réfléchir. Je l'éteins tout aussi vite me rendant bien compte que ça ne va rendre mes idées plus claires. Et puis non finalement, un manque, je ne sais pas, j'en rallume une aussitôt après. Vraiment je me sens seul. Perdu. Je ne sais plus ce que je fais. C'est idiot à dire. Elle est partie il y a quoi (je regarde ma montre à mon poignet, je calcule mentalement, que de temps perdu à regarder sa montre, penseront certains, je ferais mieux de m'habiller, et de descendre dans la rue pour lui courir après, la rattraper, pour la chercher avant qu'elle ne fasse une bétise. Une bétise ? Quelle genre de bétise ? je me demande en rejettant un nuage de fumée au-dessus de ma tête), peut-être cinq minutes, et je me sens déjà seul. Y'a de quoi. Je me lève persuadé que le mieux à faire c'est d'essayer de la retrouver (oui, oui, vous aviez vus juste, ce n'est pas une raison pour crier victoire, un peu de décence, ce n'est pas parce que je vais descendre en peignoir de bain que je vais pour autant lui mettre la main dessus). Je m'habille en toute hâte et je sors.
La nuit est froide et noire. Il n'y a personne dehors à cette heure là. Je ne sais pas par où aller, déboussolé. Et puis tout à coup je me dis, si je passe par là et qu'elle se rend compte que c'est idiot, qu'elle est partie un peu trop vite, ses mots ont dépassé sa pensée Mais écoutez-le, ses mots ! quel cuistre ! Elle va vouloir revenir à la maison, Tu peux toujours y compter mon gaillard, c'est pas demain la veille ! Et alors moi comme un idiot je serais là à prendre froid, à l'attendre alors qu'elle se fera un sang d'encre ne me voyant pas revenir, Tu peux toujours crever, une bonne pneumonie c'est tout ce que tu mérites, rentrer, Ah ça non ! Il vaut mieux que je rentre, c'est plus prudent, je l'attendrais à la maison. Et puis d'abord je n'ai plus sommeil. Je ne rentrerais pas, un point c'est tout, non, non, enfin, pas ce soir.
Les heures passent. Elle ne rentre pas. Mais que fait-elle ? C'est donc sérieux. Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé. Sortir seule par les temps qui court. Je ne sais pas quoi faire. Je décide de téléphoner à ses amies. Je retrouve son carnet d'adresses qu'elle laisse toujours près du combiné, je m'asseois et passe plusieurs coups de fil. Les gens sont vraiment égoïstes, ils ont tous la même réponse, quand je leur demande s'ils n'ont pas vu ma femme, si dès fois elle ne serait pas chez eux, non mais tu sais quelle heure il est je (on) bosse nous demain. C'est vrai qu'il est tard, mais enfin une amie perdue dans Paris à pareille heure, c'est plus fort que le sommeil.
Je téléphone à mes amis. Il y a peu de chances qu'elle se trouve chez l'un d'eux, mais c'est un risque à prendre. Le premier ne répond pas. Je laisse sonner une quinzaine de fois, au risque de réveiller tout l'immeuble. Il n'est jamais chez lui celui-là. Je laisse un message idiot sur le répondeur du second, qui c'est vrai est en voyage de noces en Angleterre, le pauvre, il y a scone dans noces, lui dis-je avant de raccrocher sans m'être même présenter. Le téléphone de Dominique sonne bien sept ou huit fois avant qu'il ne décroche. Voix brumeuse à l'autre bout. Allo, oui ? Dominique, je ne te réveille pas au moins ? Non non, me répond-il poliement. Je lisais. Ah mon salaud ! Qu' est-ce que tu dis ? Un livre, rien d'important. On lit en toi comme en un livre ouvert ! Tu n'est pas tout seul peut-être ? Si pourquoi ? J'entends des voix (sous-entendu : derrière toi). C'est la radio ! La radio, maintenant ! on aura tout entendue. Jeanne d'Arc n'arrive pas à dormir peut-être ? Il n'a qu'à compter ses moutons ! Qu'est-ce qui se passe ? A toi je peux bien le dire, c'est un truc qu'on peut se dire entre homme, Quoi donc ? Un problème ? Non, non, simplement, entre ami... Oui ? J'avais pas sommeil ce soir !... Je me suis dit peut-être que tu voudrais bien qu'on parle un peu, l'histoire de tuer le temps. C'est que je me lève aux aurores moi demain. Bien sûr, bien sûr, non mais pas longtemps. L'histoire de causer un peu, tu comprends. De quoi veux-tu causer ? Je ne sais pas... Ecoute, on pourrait pas plutôt se voir demain après le boulot, parce que tu comprends j'ai encore du pain sur la planche. Tu travailles encore à cette heure ?
Mais c'est incroyable ! vous êtes aussi égoïstes l'un que l'autre, Ah vous faîtes une belle paire d'amis ! Me voilà vernis entre vous deux. Alors tout à l'heure j'arrive, tu n'en crois pas tes yeux, mais qu'est-ce qui se passe ? Je te dis que je viens de faire une scène à mon mari qui n'est autre que ton meilleur ami, je le précise pour ceux qui ont du mal à lire entre les lignes, je te demande de bien vouloir me laisser dormir chez toi, déjà là t'aurais dû te méfier, te dire qu'il y avait quelque chose d'anormal, enfin anormal, disons de pas ordinaire, anguille sous roche, j'ai plein de copine, je me dispute avec mon Jules et je viens chez son meilleur ami, qu'est pas jusqu'à présent mon meilleur ami, vu qu'on a pas garder les cochons ensemble (enfin été pions ensemble, c'est marrant "pions" comme terme, j'avais jamais prêter attention à l'ambivalence de ce mot), je sonne chez toi, Dominique, deux heures du matin. Et toi bras ouverts, façon de parler, il fallait tout de même que tu fasses tenir le draps autour de ta taille, mais bien sûr, entre, mais qu'est-ce qui s'est passé ? mais bien sûr tu peux rester, tu prendras mon lit, je dormirais sur le canapé, classique mais efficace, mais pas un instant, tiens si je téléphonais à mon meilleur ami, enfin pour savoir ce qui s'est réellement passé, non, et quand une petite demie-heure plus tard toi mal à l'aise sous ta maîgre couverture rose, tordue en quatre, et moi dans ton grand lit pour moi toute seule je viens te voir en catimini, et te glisse à l'oreille je trouve le lit trop grand, tu veux pas dormir avec moi, en ami bien sûr, c'est la meilleure, et toi grand dadais qui va me dire que t'avais pas encore compris, dans vingt films je l'ai vu faire et pas que dans les meilleurs, mais çà marche toujours, c'est bien la fille qui passe pour une salope et le mec un modèle de vertu mis à mal, enclin aux remords. Tu te couches à l'autre bout du lit et moi, c'est vrai, j'avoue, c'est une manie, je me colle à toi, là tout à coup plus un mot, enfin pas une parole sensée, Enfin mais voyons qu'est-ce qui t'arrive (généralement au cinéma, oui je sais mais je vais généralement beaucoup au cinéma, généralement disais-je donc l'homme dit : mais qu'est-ce qui nous arrive ? Je trouve ça très fort, sacrés scénaristes, à trois y s'mettaient parfois pour pondre un truc pareil, la belle trouvaille, insensé, non ?) ? Ou mieux encore : Je ne veux pas. Pas de Je ne peux pas (l'amitié comme épée de Damoclés). Non : Je ne veux pas. Toi non. Alors après ton ami te téléphone et là te voilà tout miel, tout fiel, t'en mets un temps fou pour lui dire d'aller se faire foutre, car il peut bien aller se faire foutre, si tu veux savoir. Vous êtes vraiment tous pareil. Tu disais ? Non je rentre. Enfin reste. Je ne m'attendais pas à son coup de fil voilà tout, j'ai été un peu désarçonné. Mais c'est bien dans la vie les imprévus, non ? Sauter la femme de son meilleur ami, c'est un luxe mon cher, ça se mérite, surtout quand c'est elle qui vient dans votre lit et qui vous viole pour ainsi dire. Je préfère rentrer. Tu me raccompagnes ? Je croyais que tu ne voulais plus le voir. Je ne vais pas m'installer chez toi. C'est toi qui ne voudra plus le voir pendant un petit bout de temps, il me semble. La honte tu auras, non ? Même pas ? Allez rentrons.
Je m'étais assoupis. A force de fumer, cigarette sur cigarette, la fumée m'a fait tourner la tête, la fatigue a repris le dessus après le choc du départ violent de ma femme. Je regarde l'heure. Cinq heure du matin. L'aube à l'horizon. Paris gris bleu. Je n'en reviens pas. Elle non plus d'ailleurs. Mais que peut-elle faire dehors à cette heure ? C'est peut-être plus sérieux que je ne le pensais. Non, n'exagérons rien. Elle reviendra, j'en suis sûr. D'ailleurs ce bruit dans le couloir. C'est l'ascenceur. C'est elle j'en suis sûr. Je me dirige vers la porte d'entrée. Bien sûr j'ai très envie d'ouvrir brutalement la porte et là de la voir et de la prendre dans mes bras pour la serrer longtemps contre mon coeur.
Je reste immobile dans la pénombre de l'entrée. Mais que fait-elle ? Elle hésite. Je la comprends. A sa place moi non plus je ne serais pas très fier. Je tends l'oreille, la pose contre le bois de la porte pour profiter sur le seuil de ce dernier instant, plus qu'une porte qui nous sépare. Elle a peut-être un peu honte aussi. Je devrais peut-être ouvrir et ne pas la laisser se morfondre trop longtemps, ayant peur de ma réaction ? mais vient, rentre je ne dirais rien, je te serrerais simplement contre moi, et nous resterons là tous deux silencieux dans l'obscurité, à nous étreindre, amoureusement, comme au premier jour.
Je crois entendre des chuchotements derrière la porte. Le silence crée souvent ce genre d'impressions auditives, me dis-je pour palier l'insupportable attente, une sorte de bourdonnement lancinant qui peu à peu envahit toute notre oreille. Mais non c'est bien un chuchotis. C'est pourtant bien sa voix. Je la reconnaîtrais entre mille. Mais cette autre voix. A qui parle-t-elle ? Un voisin, à cette heure ? Impossible. Mais qui est-ce, qui ? Un homme l'accompagne ? Et si je regardais par l'oeilleton. Juste un coup d'oeil pour en avoir le coeur net. Et puis d'abord pourquoi restent-ils là immobiles dans l'obscurité à chuchotter je ne sais quoi. Pourquoi n'entre-t-elle pas ? Allez j'y vais, je regarde.
Judas.
Ils s'embrassent.
Je vois leurs yeux fermés, leurs bouches accolées, sa main qu'il passe dans ses cheveux, caresse, leurs langues qui se cherchent éperdues, s'entremêlent. Derrière l'oeilleton cette vision me paraît grotesque, comme grossit à la loupe, leurs visages difformes, monstrueux. Je les vois sous leur vrai jour, les voilà démasqués, mais tout à coup, comme dans une glace sans tain, je me vois faire, je suis en train de les regarder. Impuissant. Renversé.
Je ferme les yeux.
Je suis seul.

 


© Philippe Diaz

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