Les Jardins de Bagatelle
Des aveugles ont eu un
enfant. En cherchant ses yeux, ils les lui crevèrent.
Ahmed Rassim.
C'est une belle après-midi qui s'annonce, ensoleillée, l'air est agréable
et doux, pas un souffle de vent. Au dehors les arbres sont en fleurs,
les oiseaux pépient. Un temps à se promener.
Ils ont toujours aimé se promener ensemble, bras dessus, bras dessous,
le printemps étant de retour plus tôt que prévu cette année, ils sortiront
après le repas pour faire une petite promenade. Ils ne savent pas
encore où ils iront. La plupart du temps ils ne vont pas bien loin,
un thé à la terrasse d'un café, un vieux film à la cinémathèque, un
but de promenade.
Ils décident finalement d'aller se promener dans les Jardins de
Bagatelle. Ils n'en habitent pas très loin du reste, une petite
rue calme derrière l'avenue Marcel Proust. Ils ont pris le 43. Un
demie-heure plus tard ils passent la grande porte de fer forgé et
pénètrent dans les jardins. Décidement c'est une bien
belle journée. Le ciel est d'un bleu pâle, pas un nuage ne se risque
à l'horizon. Un temps idéal.
Ils se promènent longuement le long des allées sinueuses bordées d'arbres
centenaires. Des volatiles nonchalents traversent la pelouse. Une
oie. Des canards. Plus loin un coq en équilibre sur le rebord d'un
banc se met à chanter, le son qu'il produit est terriblement métallique.
A faire peur. Des enfants qui voulaient s'en approcher, attirés par
son ramage au panache multicolore avait le regard des passants, s'en
sont éloigné en courant presque affolés. Il n'y a pas beaucoup de
monde en ce dimanche. Le parc est si vaste. On a l'impression d'errer
dans les jardins d'un vieil établissement thermal, oublié du temps,
dans une ville de province aux charmes surranés. Le temps paraît toujours
plus lent, on le dirait immobile, des siècles durant malgré tous les
changements, toutes les évolutions, minimes ou grandioses, tout simplement
parce qu'un rayon de soleil printannier, éclaire le jardin, les parents
distraits, les enfants joueurs qui se chamaillent, bruyants et naïfs,
dans les allées éclatantes, toutes ces figures ne sont rien d'autre
que les images immuables de ce spectacle inédit, qui se répète sans
cesse, un rayon de soleil qui réchauffe le coeur.
Leur démarche est lente. Ils parlent peu tout d'abord, plongés chacun
dans ses pensées. Ils retrouvent l'endroit de leur premier rendez-vous.
Ils n'y étaient jamais revenus depuis lors. C'est lui qui a eu cette
idée saugrenue. C'est-elle qui a usé de ce mot. Après le repas,
elle était dans la cuisine et terminait d'essuyer leur vaisselle,
il s'est approché d'elle par derrière et lui a fait cette proposition
en la lui murmurant espiègle dans le creux de l'oreille. Elle n'en
est pas revenue. Quelle idée ! Après tout ce temps. Et puis finalement
pourquoi pas. Elle a dit oui. Il était content de lui. Il s'est éloigné
en sifflotant. Ils prenaient plaisir à marcher, comme aujourd'hui,
quelques cinquante ans plus tard, cinquante-deux ans, avait-il rectifié
quand ils en discutèrent sur le chemin, un étonnant palindrome, cette
coïncidence des anniversaires les avaient fait sourire tous les deux,
de connivence dans ses allées inchangées, toujours sineuses, marchant
en quelque sorte sur la trace de leurs pas d'hier. Refaisant le même
chemin. Inchangé.
Ils repassent devant le restaurant qui se trouve à droite en entrant
dans le Jardin. Il l'y avait invité à déjeuner. Rien n'a changé. Il
s'est éloigné d'elle un instant courant presque comme un enfant pour
jeter un rapide coup d'oeil au menu exposé à l'entré. Elle a voulu
savoir s'il avait l'intention de l'y inviter. Elle aime le taquiner.
Il a sourit et haussé les épaules en revenant vers elle pour lui prendre
le bras. Ils y font toujours ce merveilleux dessert qu'il n'a mangé
que là. Une spécialité normande. Il se souvient, ce fut un délicieux
repas, en terrasse. Le soleil brillait comme aujourd'hui. Il se souvient
des
fausses grottes, de l'odeur de l'herbe fraîchement coupée, du bruit
assourdissant des cascades d'eau artificielles, ces moments de bonheur,
de tendresse partagée, cette complicité naissante, il se souvient
de tous les mots tus qui trottaient dans sa tête au gré de leur promenade.
A chaque instant il aurait voulu la prendre dans ses bras, la serrer
très fort, sans rien dire, et se tenir là, immobile, entre le ciel
et la terre. Il
marchait à ses côtés sans oser. Il réfléchissait à ce qu'il allait
lui dire, la déclaration qu'il voulait lui faire à cette occasion.
Il fallait qu'il se jette, qu'il ose enfin, tout lui dire, lui avouer
son amour. Depuis le temps qu'ils se connaissaient. Le jardin semblait
le priver de ses moyens. Aucun mot n'aurait pu sortir. Ils se dérobaient.
Etrange sensation : la peur. C'était la guerre à cette époque-là,
Paris était occupé par les Allemands, et ce qui le terrifiait le plus,
qui le laissait littéralement sans voix, tremblant, se tenait-là,
à quelques pas de lui, et marchait souriante à ses côtés. Elle s'appelait
Irène sa peur. Sa petite
reine, son coeur... Elle allait fêter ses vingt-cinq ans.
Quand ils traversèrent la roseraie, la splendeur multicolore des fleurs
éclatantes de fraîcheur, toutes si différentes, avec leurs noms hétéroclites
qu'on pouvait lire sur de petites étiquettes fichées en terre aux
pieds des arbustes, il sentit qu'elle serrait sa main un peu plus
fort.
Il se tourna vers elle et lui sourit. Ils s'étaient arrêtés devant
un rosier rouge au pied touffu, robuste et noueux. La forme de la
fleur était originale. Frèles pétales ressérées au coeur, autour de
la corolle une touche plus claire. Une fleur qui leur ressemblait,
pensèrent-ils. Ils avaient l'impression de se retrouver dans un musée
au milieu d'une
multitude de toiles toutes plus belles les unes que les autres, leur
regard ne sachant plus où se porter, distrait par tant de raffinement
et de beauté. Et comme dans un musée ils savaient que leur regard
privilégierait l'un de ces chef-d'oeuvre, au détriment des autres.
Mais il ne fallait pas le regretter. C'était la force des choses.
Ils retournèrent s'asseoir comme la première fois sur le petit banc
circulaire qu'abritait la haute gloriette. Elle lui rappela avec un
sourire ému comment elle avait été un instant déçu quand à l'époque
il avait nettement refusé d'aller dérober pour elle une rose qu'elle
avait trouvé si belle dans le jardin en contrebas. Il ne se souvenait
pas de cette
anecdote. Elle n'en crut pas un mot. Elle avait toujours été sa mémoire,
mais elle savait très bien à quoi étaient dûs les oublis de son mari,
elle n'était pas dupe. Des passages à vide, comme il se plaisait
à les nommer avec une pointe grave dans la voix qui prêtait à rire.
A bien y réfléchir c'était peut-être la seule chose qui les différenciait
vraiment tous les deux, même s'ils étaient d'accord pour reconnaître
que finalement ce détail les avait plutôt rapprochés au fil des années.
Ils n'avaient pas du tout la même notion du temps. Il avait toujours
été très attentif à tout ce qui se passait autour de lui, toutes les
choses extérieures, ce qu'il voyait ou ce qu'il entendait et même,
par extension, tout ce qu'il pouvait penser ou dire. Dès qu'il les
avait expulsées, d'un mot, d'un geste, tout ce qui lui apparaissait
être du présent, tout ce qui s'inscrivait dans le présent, il lui
était impossible d'en retrouver la trace dans un recoin de sa mémoire.
La vieillesse n'arrangeait rien, bien évidemment. Sa femme restait
plus discrète, elle était peut-être moins attentive que lui à tout
ce qui les environnait,
mais elle était capable de s'en souvenir. Elle le surprenait souvent
à lui rappeler des événements importants de leur vie dont il n'avait
gardé qu'un pâle souvenir, une image floue, comme si ces moments de
sa vie, qu'elle rappelait à son souvenir, avait été ceux d'un autre.
Elle était capable d'évoquer dans le détail un événement vieux de
cinquante
ans comme s'il était arrivé la veille alors qu'elle oubliait parfois
ce qu'elle venait de faire un instant auparavant. Avec le temps ils
s'étaient fait à ce phénomène, et parlaient de leur mémoire complémentaire.
Assis au frais, sous le chapiteau pointu du monument en bois blanc
qui surplombait de quelques mètres la roseraie, et duquel on avait
un magnifique point de vue, ils reparlèrent de tout ce qu'ils venaient
de voir. Il marqua une légère pointe d'énervement lorsqu'elle ne sut
pas dire le nom de ce magnifique rosier devant lequel ils s'étaient
arrêtés quelques instants plus tôt. Elle lui fit remarquer à son tour,
ce qui eut le mérite de les faire sourire de ces tracasseries domestiques
dont à coup sûr ils ne parviendraient jamais à se débarasser, il était
trop tard, ces habitudes tenaces qui faisaient finalement le charme
de leur vie commune, son piquant, qu'il serait bien incapable de lui
rappeler le
nom de celle qu'il avait refusé de lui offrir quand ils étaient venus-là
la première fois. Elle avait raison, et il le reconnut humblement.
Il était sage de ne pas poursuivre cette discussion stérile, à moins
de la tourner en ridicule pour en rire, et prendre un peu de distance
avec la solennité du moment, ce qui est toujours bon, comme il le
lui fit
remarquer en lui prenant doucement la main qu'il garda longtemps au
creux de la sienne. Ils ne tenaient pas à faire un pélerinage en revenant
se promener dans ces jardins qui avaient abrités leur premier rendez-vous,
ils détestaient les cimetières pour cette raison précise, ils trouvaient
que les fleurs qui les décoraient habituellement étaient d'une uniformité
morbide, à dominante orangée ; rouges, blanches, ou jaunes, elles
formaient un ensemble monotone, et maintenaient trop artificiellement
à leurs yeux l'illusion précaire d'une vie ; et leurs préferaient
une fleur séchée oubliée entre les pages d'un vieux livre, plus évocateur.
Ils tenaient simplement à faire une promenade d'agrément comme ils
les aimaient tant.
Après s'être reposés de ce court périple à l'ombre de la gloriette,
ils décidèrent en un regard de reprendre leur promenade. Ils voulaient
revenir sur leurs pas, reprendre ces grandes allées qui se perdaient
au milieu de la verdure ; le gazon était coupé très ras, comme il
courant de le trouver en Angleterre, ce qui en accentuait les reliefs
bombés et
lui faisait curieusement penser aux grandes propriétés qu'il avait
toujours rêvé d'habiter, au bord du lac Léman, de vastes étendues
d'herbes folles parsemées d'arbres centenaires, aux troncs imposants,
à l'ombre majestueuse desquels, pensait-il, il aurait aimé flâner
en paix.
Il trouvait décidément à ce jardin quelque chose d'un parc suisse.
Cette idée qu'elle avait toujours trouvée farfelue, car ils n'étaient
jamais partis en voyage là-bas, la fit sourire, avec une légère pointe
d'amertume retenue, mais lucide, elle pensait que, décidément, malgré
ce paysage qui semblait vouloir leur rappeler comme ils avaient
évolués, ou vieillis, pensa-t-elle, ils n'avaient guère changés tous
les deux. Ils ressemblaient encore aux deux jeunes gens timides et
gauches qui s'étaient aventurés dans cet endroit qu'ils ne connaissaient
alors que de nom, et qui les avaient attirés pour cela, ce prestige
sonore, chacun irresistiblement attiré par l'autre et trouvant grace
à ce
lieu le moyen d'ouvrir son coeur à l'autre, de lui déclarer son amour.
Un bonheur partagé.
Elle garda ses réflexions pour elle car ils approchaient de la bruyante
cascade devant laquelle ils avaient à repasser pour prendre le chemin
de la sortie. Le vieil homme tenait sa femme par le bras. Il la regarda
et lui fit un petit signe de la tête. Il venait d'apercevoir un petit
chemin escarpé qui sans raison apparente, à moins que ce fut
justement cet aspect escarpé, l'avait attiré. Il se demandait ce qu'il
pouvait bien y avoir derrière ces bosquets où ce sentier en gravillon
semblait serpenter et disparaître. Une curiosité qu'elle ne sut pas
lui refuser. Ils avancèrent lentement le long du sentier tortueux
en pente douce. Ils s'arrêtèrent brusquement surpris par ce qu'ils
y découvrirent.
Le bosquet qui les avait attiré s'avérait cacher en fait une sorte
de recoin isolé à l'écart de tout, un petit médaillon de verdure,
les arbustes qui mesuraient peut-être un mètre vingt de haut et n'étaient
pas très épais formaient un vrai petit nid d'amour. C'est l'expression
qui leur vint immédiatement aux lèvres. Ils n'osaient parler de peur
d'être remarquer, de gêner, et se turent.
Sur un petit banc en pierre, curieusement très bas de pied, un couple
de jeunes gens, amoureusement enlacé, s'embrassait avec passion. Ils
ne firent pas de bruit et les regardèrent un court instant avant de
s'éloigner et les laisser tranquilles, comme le souhaitait la vieille
femme qui tirait déjà son mari par la manche de son veston. Il
se tourna vers elle avec une lueur de malice qui ombrait ses paupières
rendues lourdes par l'âge, pour lui demander avec une moue mi-boudeuse,
mi-rieuse, de rester encore un tout petit instant. Le spectacle de
ces deux amoureux était si attendrissant, ils le
partageraient tous deux à distance, avec la même tendresse nostalgique
que s'ils se penchaient sur leur album de souvenirs pour en tourner
les pages.
Le jeune homme avait passé ses bras autour de la taille de sa compagne,
tandis qu'elle caressait les boucles blondes de ses cheveux en bataille
d'un geste nonchalent, extrèmement lent, précis, presque pesant. Merveilleux
tableau qui rappelait, par la finesse des traits de ces jeunes gens,
par leur posture, et la lumière qui venait les isoler
dans ce recoin silencieux, et malgré l'anachronisme vestimentaire,
la préciosité de certains tableaux de Boucher.
Alors que la vieille femme allait à nouveau inciter son mari à rebrousser
chemin afin de les laisser seul, elle remarqua derrière le couple
un branchage qui venait à peine de bouger. Elle s'immobilisa brusquement.
Son mari trop occupé à observer le couple, ne la
regardait pas, il crut qu'elle acceptait d'attendre encore un peu,
et ne prêta plus guère attention à elle. Mais elle fixa longuement
l'endroit où elle avait vu bouger le feuillage dans l'espoir de voir
quelque oiseau sortir sans crier gare. Son attention était exclusivement
portée sur cette partie du tableau, ce détail insignifiant. Ce n'était
pas un animal qui venait de faire bouger ce feuillage. Elle perçut
l'éclat fugitif d'un objet
lumineux. Sa vue était assez mauvaise, mais elle ne rêvait pas. Elle
essaya de prévenir son mari en serrant plus fort son avant-bras. Il
se retourna vers elle pour savoir si ce geste était le signe d'un
départ imminent, mais il perçut tout de suite dans ses yeux qu'il
se passait autre chose. Il y décela un sentiment de honte et de dégoût
mêlés qui
le troubla puis lui fit peur. Il ne voulut pas qu'elle se méprenne
sur ses intentions et s'aprètait déjà à rebrousser chemin puisque
c'était apparement ce qu'elle désirait, mais il comprit qu'il y avait
quelque chose d'autre. Dans son regard, qui semblait s'être totalement
figé, paralysé de stupeur comme il aurait pu l'être à la vue d'un
cadavre,
une indicible terreur. Il se retourna pour regarder dans la même direction
qu'elle. Il vit à son tour le feuillage trembler très nettement.
Le spectacle innocent de ce couple entaché par la malveillance égoïste
d'un indélicat trouble-fête. Une trace indélébile qui se forme sur
la rétine à force de regarder une forte source lumineuse, comme le
reflet du soleil sur la vitre d'une voiture, le détail d'un tableau
que l'on a jamais remarqué avant et qui vient subitement en détruire
l'harmonie
secrète, le détruire de l'intérieur, ce moment où tout bascule et
où l'on découvre l'envers du décor, un secret qu'on apprend trop tard,
un mensonge caché trop longtemps.
Derrière ces buissons se tenait un homme tapi dans l'ombre, qui regardait
impunément le couple s'embrasser.
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