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  MOT DE PASSE

Le café était assez morne dans l'ensemble quand je m'y suis installé pour écrire cette lettre à D. Un couple s'était assis tout près de moi, la table d'à côté. Ils discutaient comme deux vieux amis, quelques gestes de tendresse retenue pouvait me laisser penser qu'ils étaient frère et soeur. Dans leurs propos une distance, que le geste de la jeune femme qui passe tout à coup sa main dans les cheveux de cet homme blond tout vêtu de noir, portant des lunettes aux montures rondes argentées, ne vient pas remettre en question, comme elle le décoiffe.

Ils évoquent les fêtes qu'ils ont passé séparement, leurs journées, leurs projets qu'ils mènent semble-t-il parallèlelement, mais de loin en loin.

Je ne les écoute pas vraiment, distrait par ce que j'écris à D. Le récit de mon rêve. Une histoire de photographies. Plusieurs images que j'ai fait de lui où ils figurait sous trois angles différents. De léger trois-quart gauche, de face, et de trois quart droit. Je les superposais devant lui et le papier devint transparent, ce qui nous permît de découvrir une image inédite de lui, insolite.
Un journal comme un livre unique... Un livre d'images.
J'entends un mot prononcé par mon voisin qui me sort de ma rêverie. Je viens de finir ma lettre, je remplis mon agenda que je n'ai pas ouvert depuis deux jours. Il poursuit sur sa lancée.
Je n'en crois pas mes oreilles. Est-ce possible ? Ai-je bien entendu ? Il y a deux façons d'aimer, soit on se regarde dans les yeux, comme cela (il se rapproche d'elle et la fixe derrière ses lunettes), soit on regarde dans la même direction... L'émotion au comble, tout à coup. Ils s'embrassent. Je ne me souvenais plus de la teneur de cette phrase que je me souviens pourtant parfaitement avoir prononcée naguère. Je la note comme il la dit, je la comprends tout à coup, par rapport à tout ce qu'ils viennent de se dire, que je n'ai pourtant écouté qu'en filigrane, et c'est clair, c'est désormais une évidence, je comprends la phrase et ce qu'elle sous-entend, mais à la noter aujourd'hui en relisant mon carnet, je ne retrouve plus la magie qu'elle contenait pour moid, ans son ressurgissement, à cet instant précis, par rapport à leur histoire dont je suis le témoin indiscret mais fidèle. Je n'en prends conscience que maintenant. C'est un mot de passe. Une phrase qu'on ne peut dire ou comprendre qu'à certains moments précis, délicats, de son son existence amoureuse, dans un mouvement passionné. Une fois le mot passé, il nous dépasse, et nous devient incompréhensible, idiot, vide.

Ils s'embrassent longuement après, gauchement. Je n'ose guère les regarder. Ils font très attention à leur image (sans doute un point de ce qui les oppose, les empêche de vivre ensemble ce qu'ils prétendre pouvoir vivre). Je sens cette retenue dans leur façon de parler, leur regard, leurs mises. Cela faisait plus d'une heure qu'ils tergiversaient, tournaient autour du pôt, attendant que l'autre déclenche les hostilités afin de pouvoir enfin, dignement, se mettre à nu sans trop paraître attendre de ce dialogue.

Tandis que lui feignait de ne pas s'en rendre compte, en parlant de tout autre chose, ce qu'il a fait, ce qu'il voudrait faire, elle ne semblait attendre qu'une chose, cette explication. Qu'il lui dise qu'il l'aime. Qu'il la désire. Ce qu'elle est pour lui. Ce qu'ils vont devenir.

Les baisers qu'ils se donnent, débridés, passionnés, débordant d'un désir confus, trouble, les transforment à mon regard extérieur. Ils me troublent tout à coup. Je les regarde à la dérobée, je ne vois qu'un fragment de leur long baiser étouffé de sanglots et de mots lachés à la hâte comme de brefs gémissements plaintifs, douloureux, amers, car tout en les écoutant s'embrasser, et comme leur baiser est sonore, parlant, je note aussi vite que ma main me le permêt les idées qui m'assaillent, les images épiphaniques de ce qui se passe et de ce qui me passent par la tête. C'est sa bouche à lui que je vois mordre avidemement la partie de sa joue à elle, un peu haut dessus de sa bouche, avec cette faim démesurée d'un homme qui se venge d'un désir qu'on lui prête et qu'il ne ressent pas, auquel il se conforme simplement, voilà tout, par convention, accord tacite, pris dans la tornade de cet amour qu'il sait (c'est ainsi qu'il le veut, je n'en sais pas les raisons, peut-être n'y en a-t-il pas ?).

Ils ne parlent pas la même langue en un mot, et dans ce baiser je le ressens, vérité cruelle qu'un oeil distant seul parvient à déceller. Constat d'échec qu'ils occultent momentanément, en laissant parler leur corps, leur désir inconciliable pour mieux masquer les mots qui font d'eux deux étrangers qui s'embrassent, se caressent. Les baisers résolvant tout soudain, rompant toute distance. Plus rien ne les retient, et la pudeur qu'ils affichaient jusque-là, n'est plus, ce qui les voilait, dévoilés. Ils sont changés, si différents.

Il dit (surpris, abasourdi de ce revirement de situation) : On n'a plus rien à se dire tout à coup.

Le café. Une mise à nue, ce qui touche à leur intimité. Et je m'aperçois (il enlève ses lunettes) que lorsqu'ils s'embrassent, j'écris plus vite, j'écris surtout au rythme d'une tension intérieure (trop vive, dévorante) qui m'électrise littéralement. Ces lignes alors comme celles d'un électro-cardiogramme aux sautes indomptables, cabricantes.

Rétrospectivement leur retenue me paraît (plus que leurs baisers) comme un présent magnifique, inouï, mais égoïste, car à leur dépens. La faille qui m'attire réapparaît toute entière. Une faillite. Ce qu'ils ont dû se dire pour en arriver enfin au coeur de leur propos, de leur rapport, ce qui les touche vraiment, les meurtrie, et ce baiser qui leur permêt de l'exprimer enfin, presque malgré eux, les surprend, les laisse ébaubis, perdus, la tête leur tourne et ce n'est pas ce baiser qui les chavire, mais c'est grace à lui qu'ils parviennent enfin à se parler, à se dire des choses si cruelles, si injustes et si opposées, à toucher du doigt la vérité. Comme le geste magique, le secret mot de passe qui les délivre de cette hypocrisie dans laquelle ils semblaient vouloir rester, à distance. Et dire que j'ai pu penser à un moment qu'ils étaient frère et soeur, par leurs gestes de tendresse retenue.

Je me retrouve dans l'oeil du cyclone.


© Philippe Diaz

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