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MARIE
Depuis plusieurs semaines je revenais errer comme une âme en peine
près du Pont-Marie, la Seine comme il est courant de le voir en cette
période de l'année à Paris, était une fois encore sortie de son lit,
les voies sur berge étaient impraticables, fermées à la circulation.
La nuit, le spectacle du fleuve aux flots indomptables me fascinait.
Sous l'éclairage orangé des réverbères aux formes grotesques, les
courants échevelés du fleuve dessinaient autour des piles avançant
en becs et des niches aux colonnes et frontons plats du pont, de folles
arabesques sans cesse changeantes, aux formes aléatoires de crochets
et de griffes, en boucles de cheveux, comme les nuages très fins d'aspect
fibreux, les cirrus, signes de pluie, que la journée j'avais pu observer
dans le ciel de Paris, depuis la fenêtre de l'étude. Ces motifs spiralés
me rappelaient, dans les images montées en boucle que l'on découvre
le soir à la télévision, au bulletin météorologique, dépressions,
anticyclones, la spirale des masses nuageuses qui recouvrent la planète
de leurs tournoiements répétés, tourbillons trublions.
Je ne sais pas ce qui m'attirais-là au juste. Je ne tenais pas à le
savoir, en tout cas. J'habitais à l'autre bout de Paris. Métro Goncourt.
Après le travail, je suis clerc de notaire chez Maître Beaufort, je
rentrais chez moi pour manger, un repas que je prenais sur le pouce,
je ne connais rien de plus triste que de manger seul chez soi, en
quatrième vitesse, une fois la table desservie, la vaisselle rincée,
que je laissais égoutter sur le rebord de mon évier, comme mon parapluie
à l'entrée après avoir essuyé une averse, je me mettais inévitablement
à tourner en rond dans mon appartement.
Je prenais un livre pour passer le temps. Je commençais méthodiquement
ma lecture en portant sans attendre un oeil sur la première phrase,
j'ai toujours été attiré par les incipit. Je les relis généralement
trois ou quatre fois de suite, en boucle pourrait-on dire, politesse
déplacée penseront certains, dont j'ai cependant besoin pour mieux
pénétrer dans l'histoire dans laquelle je veux entrer, comme sur le
seuil de la porte d'un inconnu j'ai toujours piétiné timide, hésitant
à sonner ou à frapper à sa porte, recommençant plusieurs fois de suite
mon geste imparfait puisque préparé, - je ne pouvais m'empêcher de
me voir en train de faire ce geste, me dédoublant en quelque sorte
- avant de me lancer, appuyant enfin sur le bouton avec l'intime conviction
de commettre une erreur, un geste qui m'échappait, mal contrôlé, le
mouvement du bras qui suivant l'impulsion physique qui lui avait été
donné ne parvenait plus à s'arrêter, tandis que mentalement j'hésitais
encore, me demandant si je ne ferais pas mieux de rebrousser chemin,
et venant trop tôt toucher sa cible, mon ongle glissant à peine sur
le bord incurvé, métallique et froid, de la sonnette, et la sensation
de ce toucher fugace, que la stridence du son, métallique et froid,
venait nécessairement rappeler, ces entrées que je préferais par dessus-tout
à celle plus insouciantes qui consistent à aborder un ouvrage en lisant
d'emblée sa quatrième page de couverture où l'histoire nous est généralement
contée si sommairement (une question que je me pose depuis très longtemps,
restée jusqu'aujourd'hui sans réponse, qui peut bien les écrire ces
courts textes, ou ridicules ou prétentieux ou trop indiscrets, trop
vagues, au dos des livres ?), je m'arrêtais toujours à la quatrième
page, le chiffre quatre est révélateur, pour découvrir en toute hâte,
cherchant ce qui ressemble à la réponse inversée d'un questionnaire
fictif, dans les dernières lignes, l'ultime phrase comme sa solution.
Et pourquoi ne parvenais-je plus après cette irresistible incartade
à revenir en arrière, à l'endroit initiale de ma lecture ? Le livre
me tombait des mains. Je le fermais et le replaçais dans les rayons
de ma bibliothèque.
Je me lève, me vêts et m'en vais. Je déclinais chaque soir les mêmes
gestes mécaniques que cette formule traduisait si justement. Je ne
pouvais plus rester en place dans mon appartement sans rien avoir
à y faire. Je m'y ennuyais ferme, m'y sentant enfermé. Entre quatre
murs. Seul. J'avais besoin de marcher. Je sortais donc très vite de
chez moi et commençais ma lente promenade nocturne. Cette fois-là
ce fut aux alentours de 21h.
Ces dernières semaines c'était chaque soir la même chose. Et même
si le chemin differait parfois, mon périple se terminait toujours
au même endroit, sorte de pôle attracteur de mes déambulations nocturnes.
J'allais vers la Seine. Je m'arrêtais sur le Pont-Marie. C'est un
endroit que j'ai toujours apprécié, la forme particulière de ce pont
avec son léger dos d'âne, ses cinq arches en plein cintre. Je m'approchais
de la rambarde en pierre que le temps avait usé, grise et froide,
et je regardais longuement l'eau couler et filer entre les piles du
pont. Le débit du fleuve s'était nettement accéléré depuis les premières
pluies qui s'étaient mises à tomber début janvier. Spectacle garanti.
Chute vertigineuse des rapides. Enivrante vitesse du flot et de ses
dessins en volutes.
J'allumais une cigarette. Il faisait doux ce soir-là. Personne dehors,
c'était étonnant. D'habitude je croisais toujours un vieux clochard
qui me demandait une pièce ou deux, je lui en donnais trois, je ne
savais pas me soustraire autrement à sa demande, un couple d'amoureux
enlacés qui marchait au pas de course pour rentrer chez lui, à l'autre
bout de Paris, un insomniaque qui reprenait systématiquement chaque
soir, à la même heure, le chemin qu'il avait l'habitude de suivre
en compagnie de son fidèle compagnon, un chien que je n'ai pas connu,
et dont le nom m'échappe, qu'il avait perdu l'année précédente m'a-t-on
dit (le clochard un jour où il n'avait pas bu), et dont il promenait
le souvenir.
Personne dans les rues ce soir-là. La nuit était voilée par une brume
nuageuse d'un blanc qui tirait sur le gris sale. Les rues étaient
sombres. Tristes, sépia. La ville de nuit me sembla plus artificielle
encore, tel un décor abandonné, inerte, sur une scène de théâtre désertée
par les acteurs après la représentation. La scène est ailleurs, me
dis-je.
A l'intérieur, derrière ces murs hauts, les fenêtres fermées, les
rideaux tirés, les pièces plongées dans la fausse pénombre des immeubles
environnants. Cachée. Masquée.
J'étais seul dehors. Je jettais ma cigarette fumée jusqu'au filtre,
nocive habitude de novice invétéré, d'un ample mouvement arqué du
bras, l'image de la boucle refit involontairement surface. En regardant
le trajet de mon mégot virvoltant, incandescente pointe mordorée qui
allait invinciblement finir sa course dans le fleuve aux reflets noir
et or, je revoyais une image que je ne peux pas oublier, le geste
du joueur de tennis quand il se prépare à servir, ce tic inutile voire
folklorique qui est de mise désormais, consistant à faire rebondir
la balle sur le sol de façons répétés avant de la lancer en l'air
en l'accompagnant et d'entamer ce geste ample, aérien, laissant tomber
la raquette dans le dos, coude monté, pour frapper la balle montante,
le bras allongé, le corps en extension pour se détendre ensuite, et
projeter tout son poids vers l'avant et frapper la balle au vol, que
les plus offensifs accompagnent au filet. Ce geste je le refaisais
mentalement des dizaines de fois chaque soir avant de m'endormir.
Rien que ce geste qui m'entêtait.
J'ai longtemps joué au tennis. J'ai gardé une mémoire physique de
tous les autres gestes de ce sport. J'ai l'impression que si je reprenais
une raquette en main je saurais jouer, gardant profondement ancré
en moi ce savoir-faire que j'avais alors, suivant l'idée surfaite
pourtant si répandue qui veut que l'on n'oublie pas ce que l'on a
su faire, les gestes que l'on a acquis que l'on prétend innés, comme
nager, ou faire du vélo, même si l'on ne les a pas pratiqués depuis
longtemps.
J'ai toujours eu un excellent coup droit, d'une force inouïe, la technique
de mon revers laissait parfois à désirer, mais je n'hésitais jamais
en échange, dans l'échange qu'il annonçait, à courir après la balle,
à faire une amortie (avec un geste ample qui laisserait présager un
coup de force, un boulet sur la ligne de fond de cours, que je transformerais
au dernier moment en coupant la balle qui viendrait mourir à quelques
centimètres du filet laissant mon adversaire sans réaction, coi),
ou un lobe, même si j'étais en bout de course, ou déséquilibré, ou
en mauvaise posture. Mais le service a toujours été mon point faible.
Un coup sur deux je le réussissais. Je n'ai pas rejoué au tennis depuis
plus de quatre ans. Dernier échange à Enghein-les-Bains, avec Marie.
Mais c'est une autre histoire.
Au moment de m'endormir cette image me revient, j'exécute mentalement
ce geste. Je lance la balle. Je la vois nettement tournoyer en l'air
au-dessus de ma tête, mais je me bloque, le geste suivant ne vient
pas, ne parvient pas à suivre le mouvement du lancé qu'il devrait
anticiper dans un imperceptible moulinet, la boucle, toujours la boucle.
Et chaque fois je rate mon geste, main tendue, index pointé, la balle
me retombe inéxorablement sur la tête. Infernale répétition. Je recommence
jusqu'à ce que le sommeil vienne et m'emporte. Jeu, set, et match
!...
Je me retournais car je commençais à prendre froid à force de rester-là
sans bouger. Je n'avais cependant pas le courage de rentrer. J'aurais
voulu trouver un café pour y boire quelque chose de chaud, pour y
rester assis, pour fumer tranquillement ce que je prétendrais une
fois de plus être la dernière cigarette. Mais c'était inutile, à cette
heure, dans ce quartier tout était fermé. Et pourquoi chercher ailleurs
ce que je savais d'avance ne pas y trouver ?
Il vaudrait mieux que je rentre chez moi, me disais-je. Je dois me
réveiller tôt demain. Je n'en avais aucune envie. N'y de me lever
le lendemain, n'y même ce soir-là de me coucher pour tenter vainement
de trouver un sommeil lourd chargé de rêves dont il ne me resterait
au matin nul autre souvenir que la marque infime des plis de mon oreiller
dessinant sur ma joue cramoisie le raccourcis de leur lent cheminement.
J'étais si las, je ne sentais plus mon corps. Je fis un pas pour m'écarter
légèrement de la rambarde du pont dont l'empreinte matérielle, une
zébrure de craie blanche que j'effaçais aussitôt d'un geste rapide
de la main, me fit oublier un instant la sensation persistante d'un
poids sur l'estomac, le souvenir en creux du marbre froid et humide.
Et si je sautais ? Pour en finir, si je me suicidais ? Je n'y avais
jamais pensé avant. Un léger sourire glissa négligement sur mes lèvres
sans parvenir à s'y fixer, méfiant. C'était idiot, bien sûr. Ce serait
si simple. Pensée fugace. Fulgurante. Je m'approchais du garde-fou.
Je l'enjambais, et hop ! adieu la compagnie ! Le trou noir. Disparu
à jamais. Emporté par les flots. Un corps a été repêché ce matin dans
la Seine... Un simple entrefilet dans le journal du matin. Plus rien
ne me retenait. Je ne me posais même pas la question. L'évidence même
!
Je levais les yeux au ciel toujours aussi sombre. Un ciel endeuillé,
tristement de circonstance, pensai-je. Je souris en moi-même. C'était
idiot vraiment, et pourtant si simple. La solution à tous mes problèmes.
Mais quels problèmes ? Je n'avais rien. Une vie monotone et vide.
Une larme (le froid surement commençant à me draper d'un voile uligineux
qui engourdissait incidieusement mon corps et me fit trembler) vint
à couler sur ma joue droite. Qui me pleurerait ? Une seconde et puis
plus rien. Le temps de dire... enfin l'espace d'un instant... par-dessus
bord...
Je n'ai pas l'habitude de pleurer. Mon coeur battait très fort contre
ma poitrine, je l'entendais résonner dans tout mon corps, déraisonner,
les tempes me brûlaient, l'étau se ressera, le sang me frappait les
tempes à m'en faire souffrir, les pleurs n'arrangeaient rien. J'eus
l'impression que quelqu'un s'approchait. Sentiment de gêne. Un bruit
de pas. Un bruit sourd. Dans ma tête peut-être ? La ville est un tissus
de sons uniformes, identiques, répétés d'un instant sur l'autre, comme
le battement d'un coeur. Des sons imprévus se détachent parfois, en
contrepoint, des sons discordants. Une sirène de police, le bruit
souterrain d'un métro, un cri au loin vite étouffé par le silence
des sons réguliers.
Je ne voyais plus rien. Mes yeux étaient embués de larmes. Je les
essuyais d'un revers de la main, sourcils froncés. Il me semblait
que le bruit se dissociait en deux sons distincts.
Je vis tout à coup une jeune femme traverser la rue. Son pas résonnait
en moi. J'entendais dans le même temps gronder le moteur lointain
mais bruyant d'une voiture puissante. Elle venait vers moi.
La jeune femme était en face de moi, à la hauteur du trottoir, je
la distinguais encore assez mal, la lumière vive d'un réverbère juste
derrière-elle la découpant en une fine et fragile sillouette de papier.
Je me retournai. Les phares de la voiture m'aveuglèrent. Elle s'engageait
à vive allure sur le Pont-Marie. Elle se dirigeait droit sur la jeune
femme qui entre-temps avait rebroussée chemin, se rapprochant de moi
en traversant la rue. Mais le conducteur de l'engin ne paraîssait
pas l'avoir vue. Elle se retourna, un pied posé sur l'angle du trottoir.
La voiture s'approchait, rien ne pourrait plus l'arrêter selon toute
évidence.
La jeune femme venait vers moi. Elle ne me voyait pas. Elle n'entendait
pas la voiture qui de mon côté de la rue fonçait sur elle. Je me précipitai
courant dans sa direction sans réfléchir devant la renverser brutalement
pour empêcher son geste suicidaire. Dans sa course folle la voiture
passa devant nous sans s'arrêter, sans même freiner ou faire un écart,
comme si nous étions pour elle invisibles.
Je me retrouvai à terre, allongée sur la jeune femme qui avait dû
se faire mal en tombant à la renverse. Sa tête avait heurté le sol
pavé avec une rare violence, dans un bruit sourd. Reprenant mes esprits
je passais ma main dans ses longs cheveux pour lui relever la tête.
Elle avait le visage enfoui sous la masse en désordre de ses cheveux
dorés. Elle saignait.
Sous le choc, elle s'était évanouie. Je la secouai légèrement pour
tenter de la ranimer. Elle ouvrit progressivement les yeux. Je lui
souris, rassuré. Elle me jetta un regard d'une méchanceté avide qui
me laissa sans voix. Déplacé. Je me donnais l'impression du quidam
qui accoure en entendant les cris d'une dispute, s'approche du lieu
et cherche à porter secours à la victime d'une agression dont il a
été le témoin involontaire, mais qui fait de lui sans qu'il s'en rende
compte, en l'absence du criminel qui s'est enfui, le parfait coupable.
Je ne savais plus ce que je devais faire. Sa réaction cinglante, que
l'émotion ne suffisait pas à justifier à mes yeux, me laissait perplexe,
interdit. Je lui proposais finalement de la ramener chez elle. Elle
me dit habiter à deux pas. Elle prétendit pouvoir y arriver toute
seule. Je fus désappointé par son attitude ingrate. Je la laissais
donc s'éloigner sans rien dire, amer. Elle tituba et s'effondra quelques
mètres plus loin. Elle n'avait plus la force de marcher, ses jambes
se dérobaient. Elle devait être raisonnable, et me dire où elle habitait,
me guider pour que je la soutienne jusque chez elle. Elle hésita un
instant, se relèvant avec mon aide, et d'un geste vague me montra
l'immeuble qui faisait l'angle de la rue des deux ponts et du quai
d'Anjou. Je l'y conduis en la soutenant du mieux que je pouvais, son
bras fébrile passé autour de mes épaules endolories par ma chute,
le mouvement désespéré que j'avais dû faire pour empêcher l'inévitable.
Elle avait du mal à avancer.
Elle habitait au rez-de-chaussée d'un immeuble moderne. Elle composa
les yeux fermés le code de la porte d'entrée. Nous entrâmes ensemble.
J'avais du mal à trouver l'interrupteur à sa place. Ma main glissa
le long d'un mur froid et rêche, sous le groupe compact des boites
à lettres métalliques. Elle me dit que ses clés se trouvaient dans
la poche de sa gabardine. Je les y cherchais timidement. La situation
était gênante. Le poids de son corps sans réaction me pesait et ralentissait
mes mouvements. Je poussai la lourde porte du bout du pied.
Nous entrâmes dans la pénombre de son appartement. Je la fis s'allonger
sur la banquette qu'en progressant dans le noir mes yeux qui s'y repèraient
de mieux en mieux parvinrent à dénicher en entrant dans ce qui se
révéla être son salon. Elle m'indiqua d'une voix faible où se trouvait
cette fois-ci l'interrupteur. J'allais allumer. Je me retrouvais sur
le seuil de la porte d'entrée. Je ne savais plus quoi faire. Je lui
demandais si elle ne souhaitait pas faire venir un médecin. Pour sa
tête, précisai-je. C'était peut-être grave.
- Il faut faire attention avec ce genre d'accident, lui dis-je.
Aucune réponse. Je m'approchai d'elle craignant qu'elle se fut encore
évanouie. Epuisée, elle s'était endormie. J'essayais de la réveiller,
mais la légère secousse que je lui donnai sur l'épaule ne fit que
renverser la position dans laquelle elle s'était endormie. Je cherchais
du regard où se trouvait sa chambre. Son appartement était minuscule,
c'était la pièce contiguë. Je la pris dans mes bras. Je n'avais jamais
fait cela, et ce geste que je trouvais très cinématographique, me
surprit. Je n'étais pas dans un film mais j'en garde un souvenir cinéphile,
une séquence entière, image par image. Je la soulèvai sans difficulté,
étonnement légère dans mes bras par rapport à tout à l'heure où dans
la rue j'avais eu toutes les peines à la faire se mouvoir, car elle
refusait au fond de bouger, comme un instant plus tôt, quand elle
avait traversé pour venir vers moi, sans me voir, en ne voyant plus
rien semble-t-il, aveuglée par son désir de mourir, on eut dit qu'elle
avait refusé de vivre.
Je la couchais sur son lit. Je n'osai pas la toucher, il me fallait
pourtant la déshabiller. Craignant de la réveiller ou de lui faire
peur en risquant un geste qu'elle pourrait juger déplacé, inconvenant,
je cherchai dans son armoire une couverture. Je ne trouvai qu'une
vieille couette, un patchwork défraîchi que je déposai sur son corps
alangui, épuisé. Je la regardais un long moment sans bouger. Elle
était belle. Que les femmes sont belles dans leur sommeil. Comment
pourrions-nous trouver le sommeil allongé à leurs côtés ?
Je restai un instant immobile, pensif, sur le seuil de sa chambre,
tout en la regardant, avant de sortir, prenant soin d'éteindre derrière
moi. Je ne savais pas si je devais rentrer directement chez moi. Lui
laisserais-je un mot sur la table de son salon, ou serait-il préférable
que je m'en aille sans laisser trace de mon passage ? Elle ne voudrait
peut-être pas me revoir. Et pourquoi la reverrais-je ? Pour savoir
si elle allait mieux, bien sûr.
Je m'assis sur le rebord de la banquette où elle se trouvait tout
à l'heure. Je pensais à elle, à sa réaction lorsqu'elle me trouverait
le lendemain dans son salon, peut-être ne me reconnaîtrait-elle pas
et prendrait-elle peur ? Que se passerait-il ?
Fatigué, je m'endormis très vite. Je me réveillais en sursaut deux
heures plus tard, au beau milieu de la nuit. J'avais affreusement
mal à la tête, un début de torticolis me bloquait la nuque, et je
sentais la douleur me barrer le côté droit. Je m'étais endormi tout
habillé, dans une mauvaise position, qui expliquait partiellement
cette douleur aigüe qui me lançait à la naissance du cou. J'avais
terriblement froid subitement. Je me levai, finalement décidé à rentrer
chez moi. Je n'aurais pas dû rester chez elle, me répetais-je. Elle
m'en voudra, c'est certain. Je sortis de chez elle à la hâte. Il était
4 heures du matin. Je notais mentalement son adresse précise, son
nom figurait sur sa boîte aux lettres, 4ème étage, au fond du couloir,
à droite. Elle s'appellait Véra Tommaseo. Dire que je n'en avais rien
su jusqu'à présent, quelle nuit !
Sur le chemin du retour, marchant tête baissée pour éviter du mieux
que je pouvais les rafales de vent humides, il s'était remis à pleuvoir
alors que j'approchais de la place de la Bastille, je me répètais
ce nom sur tous les tons, un peu avant d'arriver dans mon quartier
je me surpris même à le chanter.
Le lendemain matin, je n'eus étrangement aucun mal à me sortir du
lit. Je me préparai rapidement pour ne pas arriver en retard à mon
travail.
Je pensai à elle toute la journée. Comment va-t-elle ? Comment pourrais-je
m'en assurer ? Que dois-je faire ?
A midi, je profitai de ma pause déjeuner pour téléphoner au renseignement
afin de leur demander le numéro de téléphone de Véra Tommaseo qui
habitait dans le 4ème arrondissement de Paris.
J'hésitais à lui téléphoner, répétant mentalement ce que je voulais
lui dire pour me rappeler à son souvenir sans la déranger, m'inquiéter
de sa santé sans paraître chercher autre chose. Je composais son numéro
plusieurs fois de suite sans oser aller jusqu'au bout de mon geste,
raccrochant juste avant qu'on ne décroche. Je la joignais enfin. Je
bafouillais quelques mots pour me présenter. Elle fut d'abord très
opposée à ce dialogue, ne saisissant pas immédiatement qui j'étais.
Elle ne voyait pas ce que je cherchais. Ce que je craignais.
- Comment allez-vous ? avais-je demandé.
- Très bien merci ! me répondit-elle sèchement. C'est ce
que vous vouliez entendre n'est-ce pas, des remerciements ?
- Pas du tout, d'ailleurs c'est moi qui devrait vous remercier,
lui avouais-je inspiré.
- Et de quoi donc, je vous le demande ! me répondit-elle,
étonnée.
Je fus cette fois pris au dépourvu par sa réaction, cette répartie
directe à laquelle je ne m'étais guère préparé. J'hésitais un instant,
restant muet au bout du fil, mal à l'aise.
- Vous m'avez sauvé la vie ! lui dis-je précipitament.
Je cherchais à la revoir. Elle y consentit après une longue réflexion.
Nous nous donnèrent rendez-vous dans un café de l'Ile Saint-Louis.
Quand je la revis je la trouvais changée. Je craignais qu'elle ait
accepté de me revoir par pure compassion. Elle était douce et prévenante
comme si elle cherchait à effacer l'image que je gardais d'elle.
Au cours de notre conversation je lui avouais mon état dépressif,
et cette solitude qui ne faisait malheureusement que l'amplifier.
Elle prétendit qu'elle pourrait m'aider sans préciser toutefois dans
quelle mesure, et comment elle s'y prendrait. Elle ne semblait pas
saisir qu'un mot d'elle aurait suffit à me guérir. Son amour m'aurait
sauvé, pensais-je, mais je sentais bien qu'elle ne m'aimait pas. Il
n'était pas question d'amour entre-nous. Je m'en rendais compte en
la voyant être avec moi, en face de moi. Il était encore trop tôt.
Elle avait accepté de me revoir parce que j'avais insisté, parce que
j'avais su lui dire au téléphone ce que devant elle désormais j'étais
incapable de formuler avec la même justesse, aussi sereinement, sans
bafouiller, en un mot.
Elle m'écoutait avec une indégnable commisération, me laissait parler,
parlant peu. J'avais l'impression qu'elle jouait un rôle qui lui correspondait
mal, du médecin qui écoute vos plaintes sans même vous regarder, les
mots dans le vide, tombant à plat, vous en séparant en les énonçant,
sachant l'aspect thérapeuthique que vous placez dans cet échange,
transformant les maux en paroles, pour tenter d'en réchapper. Et plus
je lui parlais plus je sentais naître entre-nous, que l'accident avait
rapproché par hasard, une distance que je sentais progressivement
devenir infranchissable. Un point de non-retour.
Je la connaissais à peine, pourquoi voulais-je qu'elle réagisse autrement
que comme elle le faisait, avec distance ? J'étais au desespoir. Je
me sentais encore plus seul à ses côtés, car je la sentais absente,
distraite, malgré tous ses efforts pour n'en rien laisser paraître.
Je pris tout à coup conscience que je souhaitais vraiment en finir,
ce qui s'était passé peu avant notre rencontre me revenait curieusement
en mémoire, avec une netteté cruelle, comme une évidence. La mort
comme seule issue. Je lui avouais que lorsque sur le pont je la vis
dans la trajectoire du bolide, j'avais pensé qu'elle cherchait à se
suicider.
- Pour moi, lui dis-je, ce n'était pas un accident !...
Elle démentit vivement cette hypothèse. Elle tenait à la vie. Notre
dernier point en commun, elle venait d'un mot de l'anéantir, l'effaçant
comme on enlève sur son front une mêche rebelle, d'un geste fugitif
de la main.
- L'idée de sauter dans la Seine m'était venue quelques instants
plus tôt, répétais-je. Je ne l'ai pas fait, par lâcheté sans
doute, je n'ai guère de courage...
- Il en faut pourtant pour faire ce que vous avez fait, me
répondit-elle.
Je restais immobile à la regarder, ses paroles auraient dû m'enflammer,
résonner en moi comme un aveu de sa reconnaissance, peut-être même
une déclaration de son amour naissant encore incertain, fragile, mais
je l'avais vu les formuler devant moi qui la fixais, mais sans un
regard pour moi, détournée, avec dans la voix une blancheur qui avait
le tranchant d'une lame froide.
- Et puis je vous ai vue, continuais-je, vous avez traversé
la rue, cette voiture a foncé sur vous , à peine ai-je eu le temps
de la voir, de comprendre ce qui allait se passer...
- La voiture... murmura-t-elle, émue tout à coup, tournant enfin
son visage vers moi.
- Et vous ne sembliez ni l'entendre, ni la voir, dis-je,
pensant en moi-même qu'à cet instant précis elle ne me voyait guère
plus que ce soir-là, mais sans oser le lui dire. Vous étiez ailleurs,
distraite, ravie...
Elle fit semblant de ne pas m'entendre, me demanda de répéter ce que
je venais de lui dire. Je n'en eu pas la force. Je ne pouvais pas
imaginer qu'elle n'entendait que très mal d'une oreille, comme elle
le prétendit avec une moue coquette en guise d'excuse. Je crus qu'elle
se jouait de moi.
- Je ne sais pas ce qui m'a pris alors, continuais-je, un
geste que l'on fait dans l'urgence, sans réfléchir, impossible sinon,
je me suis précipité sur vous pour vous empêcher cet accident.
- Etrange rencontre, lacha-t-elle. En somme je vous ai également
sauvé la vie ?
- La tentation d'en finir est toujours passagère, lui dis-je.
C'est une épée de Damoclès fichée au-dessus de nos têtes. Vous
sauver la vie m'a détourné de ce projet, mais vous ne serez pas toujours
là.
- En effet, dit-elle sans penser que cela me briserait le
coeur. Je ferais mieux d'y regarder à deux fois avant de traverser
une rue, être plus attentive, plus prudente, en somme.
Je voulais lui dire qu'elle était en train de continuer à agir ainsi,
qu'elle poursuivait le même manège sans ménagement, qu'elle ne faisait
pas attention à moi, et qu'elle ne se rendait pas compte de ce qu'elle
était en train de me révéler à son insu. Elle était devenue mon unique
espoir, je me rattachais à elle, fugitive lumière dans ma nuit désolée,
et voilà qu'elle me rejettait d'un mot. Un trait cinglant. N'avions-nous
donc rien en commun ? Cet accident ne nous avait-il rapproché qu'un
temps pour mieux nous faire prendre conscience ensuite de ce qui nous
séparait ? Les choses allaient-elles reprendre leurs cours et me laisser
sur le trottoir, comme l'instant qui précédait notre rencontre. Revenir
en arrière et se retrouver de nouveau seul. Avec mes envies de sauter
dans la Seine, d'en finir ?... Je ne savais pas comment le lui expliquer.
Le devais-je ? Je ne savais plus trop quoi penser. Je ne dis rien.
Elle resta songeuse.
Quitte à se jetter à l'eau, pensais-je il faut s'y jetter vraiment,
tête la première, oser pour une fois affronter la réalité. Je décidais
de tout lui dire. La mort me tend ses bras. Valse-hésitation ridicule.
Comment parler de cette attirance morbide, avouer cette tendance troublante
? Comment s'en sortir ? Et pourquoi ?
Elle me regarda, muette, durant toute ma confession, improvisation
aux troublants accents de vérité. Elle pouvait m'y aider, me le dit.
Pour la première fois je la sentis véritablement attentive à ce que
je disais. Il y avait de la passion dans sa manière d'être à mon écoute,
son visage se fit moins dure, un curieux sourire apparut sur ses lèvres
fines. Je ne pouvais pas rejetter cette proposition inespérée, bien
entendu. Je me remis à espérer. Mais que pouvais-je espérer ?
- Pourrions nous nous revoir ? lui demandais-je finalement.
Elle accepta sans hésiter et me donna rendez-vous le lendemain soir
chez elle. Nous nous quittâment sur cette promesse.
Le lendemain soir j'arrivais chez elle les bras chargés d'un odorant
bouquet d'iris bleu. Elle nous avait préparé un délicieux repas. Menu
élaboré qui me ravit par son inventivité roborative. Nous burent beaucoup
de vin pendant le repas. Au dessert elle s'absenta un court moment
pour aller faire le café dans la cuisine. Je profitais de son absence
momentanée pour m'approcher de la fenêtre de la salle à manger dont
j'ouvrais en grand les deux larges battants en bois blanc et me mis
à regarder la vue dégagée que l'on y avait sur la Seine. J'avais besoin
de prendre un peu l'air. Je regardais l'eau couler sans parvenir à
fixer un endroit précis, mon regard se laissant porter distrait au
gré du courant. Elle revint en tapinois, et s'approchant de moi par
derrière, passa ses longs bras autour de ma poitrine pour m'enlacer.
Je tournais légèrement la tête vers elle, surpris par ce contact tant
désiré qu'il me parut irréel, la pointe de ses seins collées contre
mon dos affleurait sous l'étoffe légère de son corsage soyeux, et
m'effleurait à m'en donner la chair de poule. Elle m'embrassa tendrement
dans le cou.
- J'ai envie de toi, me sussura-t-elle.
Je me libérais de son étreinte pour me retourner et lui faire face.
Nous nous embrassâmes longuement devant la fenêtre ouverte. Elle s'emportait.
Ses mains agrippèrent vivement mes cheveux. Notre baiser devint plus
profond. Elle faisait pression sur moi, comme si son corps cherchait
à effacer ses contours dans les miens, les mêler pour les perdre.
Je sentais sur mes reins le contact froid du garde-fou, mon corps
plié en deux, à la renverse, sous le poids de cette inconnue. Elle
chercha ma langue longtemps. Je résistais à peine à ses attaques.
Par principe. Mes gestes pour la retenir se transformaient à mon insu
en caresses gauches. Je parvins un instant à reprendre le dessus et
profitant de ce répit m'écartais légèrement de la rambarde.
- Il fait froid désormais, lui dis-je, en frissonnant légèrement.
Elle me sourit malicieusement. Peut-être était-elle tout simplement
heureuse et ce sourire cherchait à me le confirmer ? Elle me prit
la main et me conduit vers sa chambre où la nuit de l'accident je
l'avais portée à bout de bras. Sur le seuil de la pièce elle me demanda
de la prendre à nouveau dans ses bras pour la mener à son lit. Une
attention bienveillante, pensais-je, en souvenir de cette nuit mémorable.
Je m'exécutais sans attendre.
Nous nous déshabillâmes en toute hâte, à même le lit. Nos vêtements
volaient dans toute la chambre. Nous nous étreignîmes, nous embrassant
sans relâche. Nos corps se mêlaient. Je la pénètrais. Dans la pénombre
de la pièce, les lumières d'un bateau-mouche longeant le
quai, projetèrent au plafond les ombres déformées des arbres, branches
et tiges entremêlées aux mailles du rideau, fuyantes arabesques qui
reproduisaient un mouvement en arc de cercle semblant les répéter
à l'infini tout en se déplaçant, et qui donnaient l'impression d'une
soudaine mobilité de la pièce. Je gémissais de plaisir, les larmes
aux yeux. C'était plus fort que moi.
- Je t'aime, je t'aime, répétais-je dans un souffle.
J'avais l'impression qu'elle ne m'entendait pas. Elle continuait à
haleter sans discontinuer, de plus en plus fort. Notre jouissance
était à son comble. Nos visages rougis par l'effort. J'approchais
ma bouche de son oreille pour lui dire mon plaisir, mon bonheur, mon
amour, tout mon amour. Elle avait les yeux fermés. Comme elle me rappellait
cet instant où je l'avais regardé dormir le soir de notre rencontre,
quand j'observais cette femme que je ne connaissais pas, me dis-je,
depuis lors si changeante. Si belle, puis si froide, distante, et
de nouveau si belle, si aimante.
Je ne compris que trop tard ce qui était en train de se passer. Ce
qu'elle avait pensé, ce que je faisais-là. Notre erreur...
Elle ouvrit furtivement les yeux, me fixa tout en continuant à bouger
en parfait accord sous mes mouvements directeurs, lents et lancinants,
mes coups de reins répondant à ses coups de hanches, ses yeux m'interrogeaient
comme pour en finir, d'un regard, ce que je voyais tout à coup clairement,
sans un mot, cherchaient mon accord, tu es vraiment sûr ? Je n'étais
plus sûr de rien. Que lui avais-je dit ? Qu'avait-elle entendu ? A
quoi pensait-elle lorsque je vis sa main qui s'écartait à peine pour
se glisser vers la droite et disparaître sous l'oreiller, y furetant
un instant en aveugle, tatonnant à la recherche de je-ne-sais-quoi
? Peut-être étendait-elle simplement son bras pour s'étirer comme
il est si agréable de le faire en ces instants ? Mais déjà il ressortait
avec la rapidité de l'éclair pour disparaître derrière mon dos. Elle
ferma les yeux. On aurait dit qu'elle allait pleurer. J'imaginais
aisément ce bras qui m'étreignait encore il y a quelques secondes,
qu'elle élèvait au-dessus de moi, derrière mon dos, alors que nous
nous aprêtions à jouir.
Encore ! baise m'encore ! Oui, mon corps, mon coeur, oui !
Notre dialogue mêlé, nos corps enchevêtrés, nos sexes joints, ensemble,
un dernier mot, peut-être... Le souvenir de Marie me revenait. Plus
fort que moi. Marie aurait donc le dernier mot, le fin mot de l'histoire.
La dernière femme que j'ai aimé, me dis-je - Marie !
Marie, où es-tu ? Marie ?! Marie !... - avant de me rendre compte
que tout ce que j'étais en train de penser je l'avais exprimé à voix
haute, avec cette voix blanche, comme une arme à double tranchant,
qui se retournerait contre moi. Je me sentais bien pourtant, nullement
inquiet, pieds et poings liés, je me répétais mentalement trois ou
quatre fois ce geste incongru que je croyais perdu, l'impossible service.
Tout était clair désormais, c'était évident, je le tenais, j'avais
fini par y arriver, lancer, tension du corps, un bras levé, tendu
vers le ciel et l'autre replié dans le dos, pour finalement s'abattre
de toutes ses forces, tout le poids du corps vers l'avant, se relachant
dans ce mouvement, la frappe où tout éclate, une fois, deux fois,
trois, quatre fois, je répétais le geste pour m'assurer de nos retrouvailles,
oh Marie ! l'alarme est donnée, la lame, pour disparaître, une mort
idéale, rêvée... Elle ne m'entendait pas, tu m'entends ? Je ne m'y
attendais pas, ça non ! A charge de revanche... C'est idiot, un détail
mineur, coup de théâtre inattendu, la sourde oreille, la voiture fonce
sur elle, elle ne l'entend pas, la vie sauve, me dis-je, la vie se
sauve, la vie me quitte...
La pointe du jour apparaît, tranchant comme une lame.
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